La Guinée-Bissau, petit pays d’Afrique de l’Ouest de 2,2 millions d’habitants situé entre le Sénégal et la Guinée, est plongée dans une nouvelle crise politique à la suite d’une prise de pouvoir militaire que plusieurs personnalités régionales estiment avoir pu être mise en scène. L’intervention militaire du 26 novembre est survenue un jour avant l’annonce attendue des résultats des élections présidentielle et législatives du 23 novembre.
Contexte : Un pays marqué par l’instabilité
Depuis son indépendance du Portugal en 1974, la Guinée-Bissau connaît une forte instabilité politique. Au cours des cinquante dernières années, le pays a subi neuf coups d’État ou tentatives de coup, dont le dernier réussi remonte à 2012. Le pays est également devenu un point de transit important pour le trafic de drogue entre l’Amérique latine et l’Europe, alimentant les crises politiques et la corruption.
Les élections récentes ont eu lieu dans un climat de contestation. Le président Umaro Sissoco Embaló, au pouvoir depuis février 2020, a fait face à des contestations concernant la fin de son mandat. L’opposition affirmait que son mandat expirait en février 2025, tandis que la Cour suprême a décidé de le prolonger jusqu’en septembre. Le scrutin a ensuite été repoussé à novembre, en raison des disputes persistantes sur la légitimité du processus électoral et l’éligibilité des candidats.
Les événements du 26 novembre
Le matin de l’intervention militaire, des tirs ont été entendus près du palais présidentiel à Bissau. S’en est suivie une série d’événements inhabituels qui ont suscité de nombreuses interrogations. Le président Embaló a lui-même été l’un des premiers à annoncer son arrestation, en contactant des médias internationaux comme France 24 et Jeune Afrique pour déclarer qu’il avait été renversé et placé en détention.
Le fait qu’un dirigeant prétendument arrêté puisse passer des appels téléphoniques et accorder des interviews internationales a rapidement provoqué le scepticisme des observateurs. Plus tard dans la journée, des officiers se présentant comme le « Haut Commandement Militaire pour la Restauration de la Sécurité Nationale et de l’Ordre Public » sont apparus à la télévision d’État pour annoncer qu’ils prenaient le contrôle complet du pays. Ils ont suspendu le processus électoral, fermé les frontières et instauré un couvre-feu, justifiant leur intervention par la nécessité d’empêcher une manipulation des résultats.
Accusations de “coup d’État simulé”
Avant même la publication des résultats, Embaló et le candidat d’opposition Fernando Dias da Costa se sont tous deux déclarés vainqueurs. Selon des décomptes non officiels circulant dans l’opposition, Dias da Costa était largement en tête.
Le Front Populaire, une coalition de la société civile, a aussitôt accusé Embaló et l’armée d’avoir orchestré un « coup d’État simulé » pour empêcher l’annonce des résultats. Selon le groupe, l’objectif serait de permettre à Embaló de placer des alliés aux postes clés et de convoquer de nouvelles élections auxquelles il pourrait à nouveau se présenter.
Ces soupçons ont gagné en crédibilité lorsque des responsables régionaux ont pris la parole. Le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko a dénoncé une « mascarade ». L’ancien président nigérian Goodluck Jonathan, chef d’une mission d’observation électorale, a parlé d’un « coup d’État cérémoniel », s’étonnant qu’Embaló ait annoncé lui-même sa destitution avant les militaires.
Le 27 novembre, le général Horta Inta-A, chef d’état-major et proche d’Embaló, a été nommé président d’un gouvernement de transition d’un an. Quelques jours plus tard, il a formé un cabinet dominé par des figures proches du président déchu, renforçant les soupçons de coordination.
Destruction des résultats électoraux
Le 2 décembre, la commission électorale a annoncé qu’elle ne pouvait pas publier les résultats, la majorité des procès-verbaux ayant été détruite par des hommes armés. Elle a déclaré que des individus masqués avaient fait irruption dans le centre de compilation, arrêté des responsables électoraux et des juges, et saisi ou détruit les feuilles de dépouillement venues des régions.
Les assaillants ont confisqué téléphones et ordinateurs, détruit des serveurs contenant les données du vote et intercepté les procès-verbaux en provenance d’autres districts. Des agents électoraux ont été détenus plusieurs jours avant d’être relâchés. La destruction de ces documents rend impossible toute annonce fiable des résultats.
Interrogée par une délégation de la CEDEAO, la commission a confirmé qu’il n’existait plus de base matérielle pour achever le processus.
Réactions régionales et internationales
La prise de pouvoir militaire a été largement condamnée. La CEDEAO et l’Union africaine ont suspendu la Guinée-Bissau. Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a appelé au retour immédiat à l’ordre constitutionnel, affirmant que le non-respect du vote populaire constituait une violation inacceptable des principes démocratiques.
Une délégation de la CEDEAO, dirigée par le président de la Sierra Leone Julius Maada Bio, s’est rendue à Bissau le 1er décembre. Le bloc régional a menacé de sanctions et doit se réunir à nouveau le 14 décembre.
Le leader d’opposition Domingos Simões Pereira a été arrêté, tandis que Dias da Costa a trouvé refuge à l’ambassade du Nigéria, où il bénéficie d’une protection autorisée par le président Bola Tinubu. Embaló, lui, a fui vers le Sénégal, puis vers Brazzaville, où il se trouve encore.
Préoccupations en matière de droits humains
Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme a fait état de détentions arbitraires visant des responsables, des magistrats et des opposants, avec coupure de communications. Des stations de radio indépendantes ont été fermées, l’accès à Internet perturbé, et des balles réelles auraient été utilisées pour disperser des manifestations pacifiques.
L’armée a interdit les manifestations et les grèves, tandis que des sièges de partis d’opposition auraient été pris d’assaut.
Un schéma récurrent dans la région
Les événements s’inscrivent dans un schéma préoccupant. Embaló a été accusé à plusieurs reprises d’avoir exagéré ou inventé des menaces de coup d’État pour justifier des mesures répressives. Après une tentative présumée en décembre 2023, il avait dissous le Parlement.
L’Afrique de l’Ouest fait face à un recul démocratique, avec des coups d’État successifs au Mali, au Burkina Faso, au Niger et désormais en Guinée-Bissau.
Réactions populaires mitigées
À Bissau, certains habitants ont fui leurs quartiers lors des tirs, exprimant frustration et inquiétude au moment où les résultats électoraux étaient attendus. D’autres ont dit espérer une amélioration des conditions de vie sous la direction militaire, reflétant une lassitude vis-à-vis du gouvernement civil.
Perspectives
Avec la destruction des résultats et la promesse d’une transition d’un an dirigée par le général Inta-A, l’avenir politique reste incertain. Il sera difficile d’établir si les événements du 26 novembre relèvent d’un véritable coup d’État ou d’une manœuvre politique, surtout avec la disparition des éléments matériels et la fuite de plusieurs acteurs clés.
La volonté électorale de plus de 65 % des électeurs, mobilisés le 23 novembre, a été neutralisée. Alors que la Guinée-Bissau entre dans une nouvelle phase de transition militaire, le rétablissement de la gouvernance démocratique semble lointain. La CEDEAO et l’Union africaine appellent à la restauration de l’ordre constitutionnel, mais l’absence de données électorales et la multiplicité des récits compliquent tout retour rapide au processus démocratique.
Cette crise illustre les défis auxquels sont confrontées les démocraties ouest-africaines, où les litiges électoraux, les manipulations constitutionnelles et les interventions militaires deviennent de plus en plus courants.



