Par Arezki Daoud – La déconstruction du régime algérien des deux dernières décennies est en cours. Au moins les personnalités publiques chargées d’administrer le pays depuis plus de 20 ans font maintenant l’objet d’enquêtes de la part d’autorités judiciaires qui semblent rajeunies mais avancent trop rapidement. Les arrestations effectuées en vertu de mandats d’arrêts prononcées contre deux anciens premiers ministres, Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal, ainsi que de nombreuses autres personnalités politiques et du monde d’affaires, ne sont pas une surprise. Les arrestations ne sont que le prolongement des précédentes arrestations du frère du président Bouteflika et des deux plus hauts responsables du renseignement, les généraux Toufik Mediene et Bachir Tartag.
Les trois hommes avaient l’intention de sauver le système Bouteflika en planifiant illégalement la formation d’un futur système présidentiel qui remplacerait celui du president sortant et aurait pour ainsi dire sauvé les meubles de leur propre regime. Mais la pression de la rue a forcé le commandement de l’armée à intervenir, en particulier après que son chef, le général Gaid Salah, a été menacé d’être renvoyé par le complot du trio que je viens de mentionner. Gaid Salah a envoyé plusieurs avertissements publics aux trois hommes et aux autres personnes qui les souttenaient, mais il a finalement dû recourir à leur arrestation.
Vous devez savoir que ces trois hommes qui se trouvent actuellement dans une prison militaire étaient non seulement au cœur du régime algérien en faillite, mais qu’ils ont ete finalement les architectes qui ont mis en place un système bureaucratique et de soutien à l’échelle nationale qui a complètement enfermé l’Algérie dans un etat de misere. Ils ont créé un système que les Marocains appellent el-Makhzen, lorsqu’ils décrivent leur propre système a travers laquelle s’exerçe effectivement l’autorité de la monarchie et du gouvernement central en maintenant une bureaucratie a tout les niveaux. En Algérie, ils ont mis ce système à la disposition d’amis oligarques qui ont conçu l’Algérie comme un énorme gâteau à manger pour eux et récompensaient gracieusement leurs facilitateurs.
L’administration centrale, y compris les autorités judiciaires et policières, était aux mains de leurs hommes, des anciens premiers ministres Ouyahia et Sellal, au ministre de la Justice Louh, au Premier Ministre Bedoui, qui etait ex-ministre de l’Intérieur, et à des dizaines d’autres face à la justice, d’autres, comme Bedoui, sont toujours au pouvoir.
Ils ont geré des autorités provinciales et locales qui leur ont prêté allégeance et loyauté. À partir de là, toutes les bureaucraties ont été créées pour limiter toute amélioration sociale et économique de la population.
Maintenant que le peuple algérien proteste depuis le 22 février, le système a perdu son équilibre. Personne n’a prédit l’intensité de la réaction du public au système voulant imposer Bouteflika pour un cinquième mandat. Chez MEA Risk, nous savions que 2019 serait une année tres difficile pour l’Algérie, notamment parce que les dirigeants du pays, dont le Premier ministre Ouyahia, avait promis la suppression des subventions alors que le pays étant sur le point de perdre toutes ses réserves en devises. Tout cela se passait dans une économie complètement bouleversée et une année électorale. Il y a deux ou trois ans, nos analystes ont facilement pu avertir que quelque chose se passerait en 2019. Mais pas l’ampleur. Tout le monde pensait que les Algeriens avaient juste peur de s’exprimer avec autant de passion. Nous avions tort.
Dans un moment de panique, le système Bouteflika s’est effondré et l’armée n’a pas eu d’autre choix que de faire partie du processus de nettoyage. Nous connaissons le reste: ceux qui etaient capables d’infliger les dégâts les plus durs ont été capturés en premier… pensez aux trois hommes que j’ai mentionnés plus tôt, Said Bouteflika et les deux généraux. Ensuite, l’accent a été mis sur les oligarques, qui ont été traités par les tribunaux. Leur incarcération était importante car ils contrôlaient des milliards de dollars et pouvaient faire des ravages s’ils n’étaient pas confinés. Il est vrai que leur arrestation nuit beaucoup à l’économie car leurs entreprises sont essentiellement gelées. Des milliers de travailleurs et de projets sont inactifs et cela n’aide pas le pays. Mais il est probable que la transition nécessitera une période douloureuse.
La phase suivante consistait à poursuivre les plus anciens dirigeants politiques. Mais le problème est que les tribunaux de juridictions inférieures ne sont pas en mesure de les toucher, seule la Cour Suprême le pourrait. Comme dans toutes les autres administrations, la Cour Suprême était également contrôlée par des agents nommés par le régime de Bouteflika. Ils étaient fidèles à leurs maîtres. Ils ne toucheraient pas leurs anciens chefs, car ils étaient probablement eux-mêmes impliqués dans des affaires de corruption. Par conséquent, la prochaine décision de l’armée était de nettoyer la Cour Suprême. La semaine dernière, Abdellah Melak a été démis de ses fonctions a la Cour Suprême et de nombreux magistrats ont été nommés, notamment un premier président de la Cour Suprême. Cour, un nouveau procureur général et un nouveau chef des ressources humaines.
Le ministère de la Justice a également connu une importante purge avec le remplacement de l’inspecteur général, responsable du département des questions judiciaires, ainsi que du nouveau président de la cour d’Alger. Immédiatement après ces nominations, les anciens premiers ministres Ouyahia et Sellal ont été envoyés incarcere en attendant leur procès.
Il est tentant de donner tout crédit au général Gaid Salah, qui a promis de nettoyer et d’assécher le marais en utilisant une expression du président américain. Dans l’un de ses discours précédents, il a déclaré que l’armée avait des dossiers accablants contre de hauts responsables et qu’elle prévoyait de les partager avec le système judiciaire. Donc, cela s’est produit après un remaniement du système judiciaire. Mais où allons-nous maintenant? Quelles sont les intentions de l’armée à l’avenir? Répondra-t-il à la demande du public pour un changement global du système?
Ce sont des questions très difficiles, mais il va sans dire que le commandement militaire subit une pression énorme. Il y a d’un côté le peuple algérien qui est absolument déterminé à voir s’effondrer le château de cartes qu’est le terrible régime de Bouteflika.
Ensuite, il y a les divisions internes au sein du commandement lui-même. Il serait naïf de croire que tous les grands généraux parlent la même langue. Bien que le général Gaid Salah soit la voix et le visage de ces généraux, beaucoup ont leur propre agenda et plusieurs d’entre eux ont peut-être fait partie du mekhzen algérien et peuvent ne pas accepter l’effondrement soudain du système.
Ensuite, il y a les intérêts étrangers. Il ne fait aucun doute que les appels à la démocratie et à l’état de droit en Algérie ne sont pas endossés par les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Égypte pour le moins. Toute montée de la démocratie en Algérie est une menace directe pour les monarchies et les généraux égyptiens, qui sévissent contre les Libyens et les Soudanais. Les Français ont évidemment leur agenda. Une Algérie politiquement et économiquement indépendante peut devenir un problème pour la position de la France en tant que puissance régionale. Tous ces acteurs régionaux et d’autres feront tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher le peuple algérien de recouvrer sa dignité.
Pour le peuple algérien, tout ce qui s’est passé depuis le 22 février est absolument extraordinaire. En moins de quatre mois, les Algériens ont réussi à mettre fin à la charade de la 5e législature de Bouteflika. Ils ont mis fin à la tentative de l’organisation militaire de tenir des élections le 4 juillet. Ils ont mis en prison les hommes d’affaires les plus puissants du pays. Ils ont forcé le nouveau système judiciaire à emprisonner non pas un mais deux premiers ministres, un événement sans précédent dans l’histoire du pays. Ils nettoient les dégâts sans qu’une seule balle soit tirée. Lors de nombreuses manifestations, 22 millions de personnes sont descendues dans la rue simultanément. 22 millions est notre meilleure estimation, et nous ne connaissons aucune autre nation dans l’histoire qui ait fait cela.
Il est tentant d’analyser les événements en cours en Algérie comme une histoire pure et simple de guerre de clans, un régime en déroute, une ingérence étrangère, etc. Tout cela est peut-être vrai, mais rien de tout cela ne serait arrivé si le peuple algérien ne les ont pas forcés à se produire. C’est un événement historique majeur qui restera à jamais gravé dans la mémoire comme un événement aussi important que l’indépendance de l’Algérie vis-à-vis de la France en 1962.
Alors, qu’en est-il de l’Algérie? Malgré l’espoir de voir ce qui va arriver à long terme, le plus gros problème de l’Algérie en ce moment meme est son commandement militaire. Les généraux ont du mal à trouver une issue raisonnable à la crise. Et les contradictions sont preuve d’un malaise. Dans un discours, le général Gaid Salah apparaît réconciliateur et se plie aux exigences du public. Dans un autre, il apparaît intransigeant et interesse qu’a sa propre vision. Ces discours, évidemment écrits par différentes personnes aux agendas différents, sont un signe de profondes divisions au sein des généraux qui contrôlent le commandement militaire.
Dès le début et depuis le 22 février, les analystes et les hommes politiques ont toujours prédit que cette phase serait la partie la plus difficile de la transition de l’Algérie. Tout le monde savait que l’éviction de Bouteflika et de certains de ses acolytes serait la partie la plus facile, mais ce qui allait suivre serait une lutte intense. Et nous voyons ca maintenant. Un grand sentiment d’incertitude alimente les tensions et le stress en Algérie. Les commentateurs politiques algériens, principalement du côté du mouvement de protestation, sont aujourd’hui en mode de panique. Les tactiques de blocage et de retardement des généraux sont considérées comme une preuve que le système de corruption tente de drainer l’énergie du mouvement de protestation pour se regrouper et se réimposer. Vient ensuite le sort de l’économie. Et la soyons francs: elle s’effondre tout simplement avec un risque majeur d’explosion sociale dans les mois à venir si rien n’est réparé. Jusqu’à ce que les généraux acceptent de laisser la population s’en sortir, l’Algérie se dirige définitivement vers un crash catastrophique.